11ème jour d’un mouvement de résistance qui s’installe à #Taksim et à Gezi Parki #OccupyGezi

Au 11ème jour de la mobilisation pour empêcher le projet de destruction du parc de Gezi à Istanbul, la situation paraît de moins en moins tenable. Et je ne dis pas ça pour m’en réjouir, mais étant proie à une curieuse mélancolie, sentiment de fin d’une parenthèse enchantée. Il n’est pas exclu que cela en dise plus sur moi que sur la situation ici, l’avenir immédiat nous le dira.

affiches avec humour

tayyip connecting people

C’est en effet une bande de joyeux lurons qui tiennent le parc, protégés de toute circulation automobile (et donc toute approche possible des forces de l’ordre ?) par un ensemble de barricades sur tous les axes menant à la place principale de la ville moderne, mais on sent que la fin approche.

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Comment le gouvernement pourrait-il laisser se développer plus longtemps cette zone de libertés complètement en dehors de tout contrôle étatique (il s’agit à mon avis d’un « kurtarılmış bölge » en turc même si l’expression ne semble pas encore usitée par les manifestants, je ne trouve pas l’équivalent en français, puisque zone libre renvoie trop spécifiquement à la 2ème guerre mondiale, et free zone, à des aspects purement économiques) ? Tout le monde semble désormais attendre la fin de cette période de grâce, les questions restant « quand ? » et « comment ? ». Le PM Erdoğan étant rentré au pays jeudi soir, on peut imaginer que ce week-end sera le dernier. Sans parler qu’une grande partie des manifestants va sans doute devoir reprendre le travail lundi.

affiches place taksim

Il est difficile de décrire précisément le mode de fonctionnement de la zone autonome. Ses limites géographiques  correspondent au parc de Gezi, et tandis que la vie (économique, professionnelle, culturelle) a repris complètement normalement dans le reste de la ville, y compris à quelques mètres du parc sur l’avenue Istiklal, par exemple, une atmosphère inédite règne dans le parc.

potager

atelier tshirt

Tandis que les marchands ambulants ont senti le potentiel économique et les besoins de ces nouveaux habitants du parc (ils proposent à la vente thé, café, simit, riz au poulet et aux pois chiche (plat traditionnel), tranches de pastèques, bières, cigarettes, bouteilles d’eau, masques des Anonymous, drapeaux turcs, fruits secs, köfte (boulettes de viande grillées), des écharpes des trois clubs de foot de la ville), tout un commerce parallèle basé sur le don s’est développé.

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Des gens récoltent dans des petits bacs en plastique des cigarettes à l’unité que vous voulez bien leur donner, pour les mettre à disposition de ceux qui en auraient besoin. Ils circulent ensuite dans le parc pour les proposer à la criée à qui veut.

Voir ici le plan actuel du site 

La zone a su organiser une vie quotidienne et subvenir à tous les besoins de ses nouveaux habitants, on peut désormais y mener sa vie de façon communautaire sans avoir besoin de rentrer chez soi. On dispose et on distribue des repas, des vêtements, des couvertures, et même de la nourriture pour les animaux. Des cours sont proposés pour préparer le concours national d’entrée dans les Universités (« Ne rate pas tes cours sous prétexte de résistance, viens bosser », en essence). Deux bibliothèques de don et deux cinémas en plein air sont opérationnels, des ateliers pour les enfants et de personalisation de tshirts par les slogans ont cours. Les opérateurs de téléphonie mobile ont installé des antennes-relais mobiles (portés par des minibus) pour répondre  la grande concentration de téléphones portables dans la zone. La question se pose cependant pour les toilettes et les douches, je n’en ai vu que très peu, à l’extérieur du parc, côté Mete Caddesi. Des tours de garde sont organisés pour le ramassage des ordures, mais je ne suis pas sûre que tout le monde y participe, ni que la municipalité ait accès au secteur pour récupérer les sacs remplis. Combien de temps ça va pouvoir durer ainsi ?

poubelles

Si on demande au responsable du magasin principal comment ils ont obtenu tant de produits, il vous explique que « ça vient de gens comme vous ! », il s’agit donc de dons des citoyens, ils sont reçus par colis entiers puis redistribués. Le magasin dispose désormais de « tout ce qu’un supermarché propose », d’épingles au cirage pour les chaussures, de bouteilles d’eau aux biscuits, de soupes aux produits de régime.

Il n’est pas difficile d’imaginer que le PM Erdoğan ne supportera pas très longtemps cette situation. La police semble actuellement avoir complètement abandonné la zone, sauf des policiers en civil (l’équivalent des RG) qui s’imposent poliment pour encadrer la manifestation des femmes voilées d’hier après-midi par exemple (voir mes photos ici et mes vidéos ici, ici, ici, et ici). Il s’agit donc quasiment d’une occupation populaire de toute une partie de la ville, les bus n’ont plus accès à un terminus important pour de nombreuses lignes, le chantier est retardé, il y a de la casse (des bus et des voitures brûlées, utilisés dans les barricades), les voitures ne circulent plus, j’ai envie de dire « c’est la chienlit », et c’est très beau.

Bizarrement (ou pas…), l’ambiance n’est pas tant politique que ça. Il n’y a pas d’AG, pas de vote, pas de chef, pas de porte-parole, pas beaucoup de discussions politiques, on en est plutôt à profiter de ce moment suspendu hors du temps normal de la cité. De temps en temps, un groupe surgit au détour d’une rue de cette mini-ville (dont vous trouverez le plan ici) entonnant un slogan, comme « Nous sommes tous les soldats d’Atatürk » brandissant des drapeaux turcs et des photos du grand chef, ou « résiste Taksim, résiste », le poing levé. Pendant ce temps, la face Taksim du parc Gezi est occupée par le parti kurde BDP, et des danses folkloriques sont exécutées quasiment en continu. La participation des kurdes au mouvement général est assez limité en tant qu’institutions et villes mobilisées, mais ceux qui ont la liberté de ne pas se sentir tenus par le très récent accord de paix participent au mouvement au parc de Gezi. Je dis bizarre car vu la juxtaposition des groupes politiques, associatifs, militants et engagés, ce n’était pas gagné que ce soit la fête qui ressorte de tout ça et s’étale ainsi sur la durée.

devant institut français

Quelle réponse officielle du gouvernement ? Tenter de négocier séparément avec certains des groupes présents ? Tenter de jouer la division pour démanteler la solidarité établie ? Attendre l’essoufflement du mouvement ou le début des dissensions au sein des occupants ? L’absence d’organisation centrale pourra jouer en défaveur du mouvement, et pourra également énerver le gouvernement. Le PM continue pour le moment à défendre une ligne déterminée, et je ne le vois pas vraiment fléchir dans ce pays où beaucoup de

Quel avenir possible pour le parc ? Moi qui y traîne depuis quelques jours, et qui reviens d’un voyage à Copenhague, je le verrais bien en une sorte de Christiania, une cristallisation de l’état actuel qui serait officiellement déclaré zone libérée ! On peut toujours rêver : ça a l’avantage de proposer une base de discussion 😉

 call of duty

12 réflexions sur “11ème jour d’un mouvement de résistance qui s’installe à #Taksim et à Gezi Parki #OccupyGezi

  1. zeboute dit :

    Bravo pour ce billet !
    La révolte, comme le refus du renoncement. C’est bien Albert Camus qui nous l’a insufflé, à une autre époque.
    La condition humaine, les mots qui doivent donner courage : https://zeboute.wordpress.com/2010/11/19/vous-avez-dit-condition-humaine/

    Bonne continuation !

  2. Cala dit :

    Ca fait un peu penser à Occupy Oakland, sans l’aspet politique, c’est étonnant d’apprendre qu’il n’y a pas d’AG ni spécialement de discussions politiques.

  3. Merci pour ce partage! C’est comme si on y était. C’est vrai que ça ressemble au mouvement « Occupy ». On en avait eu un aussi à Montréal. Je suis du Canada (Québec), et beaucoup vous suivent par les réseaux sociaux (Facebook & Twitter). Je m’occupe d’y diffuser un maximum d’infos…Je remarque qu’il ne semble pas pleuvoir très souvent par chez vous, et c’est tant mieux, ça pourrait être problématique pour les campeurs et refroidir les ardeurs. En tout cas on est avec vous à 100%. Qui sait! ça pourrait nous donner des idées, car nous aussi on se sent de plus en plus opprimé… la police de plus en plus violente, nos libertés de plus en plus diminuées, et les médias qui ne cessent de nous désinformer. Les étudiants au printemps 2012 l’ont expérimenté, et encore aujourd’hui, on a pratiquement plus le droit de manifester sous peine d’amendes salées. Et en plus la corruption qui foisonne dans nos politiques. L’environnement qui est sacrifié au nom du profit. La politique néolibéral est en train de tout détruire. Bon j’arrête de me plaindre, y’a pire ailleurs n’est-ce pas! 🙂

    J’attends la suite avec impatience…

    En passant il manque un bon de phrase ici: « Le PM continue pour le moment à défendre une ligne déterminée, et je ne le vois pas vraiment fléchir dans ce pays où beaucoup de…??? » Juste curieux de savoir beaucoup de quoi?

  4. Wood dit :

    Merci pour cette analyse/reportage. Pour un mouvement aussi jeune, il semble qu’il y ait déjà une sacré organisation. Comme si de nombreuses organisations/association attendaient depuis longtemps l’occasion de mettre en oeuvre des expériences sociales, comme les bibliothèques, les cinémas, etc…

    Pour l’origine des denrées reçues par colis entier, j’ai du mal à imaginer qu’il s’agisse de dons de particuliers. Ou alors des particuliers riches, des mécènes ? Peut-on imaginer que certains partis (les Kemalistes ?) aient fait appel à leur trésorerie ? (pures spéculations, évidemment, mais je suis toujours curieux de savoir d’où vient l’argent).

    • bylmz dit :

      Très bonne analyse. Pour ma part je dirai que c’est le milieu des finances pseudo laïque qui avaient l’habitude de dicter aux gouvernements précédent les politiques à suivre pour leurs profits aux détriment du reste de la population.

      Jusqu’à la venue de Erdogan qui à couper les vannes de l’état (crédit facile, avantage fiscaux douteux etc..) il suffit d’analyser les régulations financières comme la baisse des taux d’intérêt, la limitation des frais bancaires , le droit de pouvoir faire des remboursements anticiper etc.. tous cela na pas plu aux banquier crapuleux qui avaient l’habitude de sucer le sang de tout un pays depuis des décennies.

      L’acteur Memet Ali ALABORA qui vente la bonté d’une de ces Banques pour près de 1 millions €, roule en Maseratti , mange dans les resto chic, habite dans une résidence de luxe mais ce trouve à la tête des manifestations et mobilise les jeunes via Twitter, pour renverser le gouvernement. C’est un socialiste à la mode Turque rien à voire avec le vraie socialisme.

      Dès le premier jour des manifestation c’est toute la noble Bourgeoisie huppé qui comme par hasard à pris position auprès des manifestants populaire.
      Il y à de quoi ce poser des questions.

  5. Yasmilady dit :

    Encore un beau billet! Merci pour le témoignage.

  6. Yasmilady dit :

    A reblogué ceci sur Histoires d'une idéaliste and commented:
    Témoignage numéro 2 d’Elifsu, en direct d’Istanbul #occypygezi

  7. helisse dit :

    Très belle peinture ! pour y être allé et avoir participé à l’occupation de ce parc, je vous avoue mon admiration infinie : décrire un tel lieu me semble pleinement relever du morceau de bravoure. Encore une fois, donc, bravo !

    J’aimerais porter à votre attention quelques observations concernant la « question de la fin », qui semble vous préoccuper tout particulièrement dans chacun de vos billets.

    Tout d’abord, il me semble que, d’une manière générale, quoi qu’il arrive, ne olursa olsun, une chose est acquise pour les çapulcular : la conscience d’avoir une puissance irrésistible, capable sinon de faire vaciller, du moins de faire hésiter un exécutif aussi puissant que celui de RTE.
    Deuxièmement, il me semble que Gezi exemplifie, donne à voir, ce qui est en question à l’échelle de toute la Turquie : la question de la participation démocratique dans la planification urbaine. Gezi n’est pas la « tête » du mouvement, c’est, me semble-t-il, l’exposé même des revendications de cette jeunesse qui manifeste. Par là se pose la question de la relation de Gezi au reste du mouvement à l’échelle nationale. Est-ce que « si Gezi tombe, le reste suit », est-ce que RTE doit couper l’un de l’autre ? Je crois que la « fin de Gezi » est intimement liée à la résolution (heureuse ou malheureuse) de cette question plus générale, et par là à toutes les villes d’Anatolie. Par conséquent, il me semble que la survie de l’occupation de Gezi dépend de sa capacité de projection et de réception, en d’autres termes, d’intégration. Si l’on ne considère qu’elle, il est vrai que cette ambiance « hors du temps » comme vous le dites si bien est complètement indéterminée. Aussi, par là, elle est ni finie, ni infinie.

  8. Johann R dit :

    L’équivalent en Français pour cette zone de libertés complètement en dehors de tout contrôle étatique, c’est : ZAD – Zone A Défendre. Beaucoup de similitudes avec le mouvement contre le projet d’aéroport de Notre Dame des Landes. Qui a mené à une situation inédite en France contemporaine.

    https://zad.nadir.org

    https://www.johann-rousselot.com/fr/portfolio/reportages-sujets-projets/0-notre-dame-de-la-decroissance/

  9. Ju dit :

    Super billet ! Merci pour les infos !

  10. Sabine Elisoa dit :

    Merci pour ce partage et ton analyse que tu as pris le temps de nous restituer. Bravo ! A très bientôt pour continuer à en discuter.

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