Lady s’en va, mais tout doucement, tranquillement, comme elle a toujours semblé glisser sur la vie, à pas de loup.
Depuis le 30 juillet dernier, je sais qu’elle ne verra pas l’hiver prochain, peut-être même pas l’automne ni même la fin de l’été. Elle a 17 ans et demie, donc ce n’est pas une surprise. Elle a une insuffisance rénale grave, donc elle est condamnée, en sursis. Mais tout être vivant est condamné à la mort dès le jour de sa naissance, non ? On le sait depuis presque toujours, et en même temps, on vit presque chaque jour comme si on ne savait pas. Comment pourrait-on vivre si on se souvenait à chaque instant que nous allions mourir, pas forcément voir la fin de la journée ou ne plus jamais revoir quelqu’un qu’on vient de quitter au coin de la rue ?
On vit donc tous dans un oubli sain. Mais parfois la vérité vous repète à la gueule quand vous ne vous y attendez pas, quand vous aviez presque réussi à croire à votre propre aveuglement.
Lady dort, et c’est le seul moment où je me sens un peu apaisée en ce qui la concerne…
Lady a faim, elle réclame à manger comme elle n’a jamais réclamé. Elle me le fait très bien comprendre, sans parler ni même miauler. Elle fait des aller-retour incessants à la cuisine, là où se trouvent les gamelles, là où s’ouvrent les boîtes de thon, de là où tombaient des morceaux de jambon ou de beurre. Mais Lady ne mange presque pas, alors elle maigrit à vue d’œil, il ne lui reste que les poils sur les os. Heureusement qu’elle a beaucoup de poils, je n’ose pas imaginer ce que ça serait sans les poils, une peau quatre tailles au dessus de ce squelette. Depuis hier je sais que si Lady ne mange pas, c’est parce que l’intoxication de son sang lui donne la nausée, alors elle a faim, elle essaye de manger, mais la nausée prend le dessus, et elle est obligée d’arrêter. Mais elle retente 5 minutes après, parce qu’elle a faim. C’est terrible de le savoir.
J’ai toujours dit que je n’étais pas SI attachée à Lady, soit parce que je l’avais eue sur le tard, pas vue bébé, soit parce qu’elle n’est pas très câline, un vrai chat, elle ne vient que si elle veut, et puis part brusquement. Parfois, elle pouvait même lancer un petit coup de patte pas très gentil. Et puis je n’aime pas spécialement les chats de race, les siamois qui ont cet air si froid et méprisant. J’ai aussi toujours trouvé que Lady avait un air mélancolique, donc ce n’était pas un chat que je pouvais passer des heures à regarder, magré ses sublimes yeux bleus. De toute façon, elle faisait sa vie, la plupart du temps sur la freebox, puis sur la Bbox quand j’en ai changée mais mise au même endroit sous le canapé noir du salon. Venait parfois sur mon lit, au pied, ou sur mon dos, pas très confortable.
Et pourtant le départ de Lady me rend extrêment triste. Je n’aime pas me sentir impuissante. Je n’aime pas changer mes plans de vacances ou de sorties en fonction d’elle, mais je n’envisage pas de faire autrement, je ne peux la laisser miauler de faim ou de sénilité, je dois faire le maximum pour la rassurer et pour faciliter ses derniers jours. Lady semble errer dans l’appartement, perdue, hagard, a faire des aller-retour répétés aux mêmes endroits. Elle perd un peu l’équilibre (par exemple quand elle s’ébroue). Elle a l’haleine qui sent l’urine. Ma seule angoisse, c’est est-ce qu’elle souffre et comment est-ce que je le verrai à temps ?
Quand on a récupéré Lady de la maison de retraite où elle avait accompagné sa maîtresse, mais qui ne voulait plus d’elle parce que la maitresse perdait la tête et ne s’en occupait plus bien, mon copain a trouvé le nom « Lady » ridicule et a décidé de l’appeler Milady. Sauf que Lady reconnaissait son prénom (elle tournait la tête et/ou bougeait les oreilles), et qu’elle n’a jamais appris Milady (3 syllabes ? Pas assez utilisé par nous, moi j’appelle mes chats « chat » ou « bestiole » ou « kedi » ou « hayvancagiz » mais pas par un nom propre), et comme en plus je n’avais pas la référence des Trois Mousquetaires, je n’avais pas compris en quoi Milady était moins cul-cul que Lady.
L’autre jour, quelqu’un à qui j’ai dit que mon vieux chat était en train de mourir m’a demandé pourquoi je ne la faisais pas piquer. Je me suis souvenu que j’habitais désormais (et ce depuis 20 ans, mais JAMAIS je ne me ferai à ça) dans le (un) pays où on noie les chatons dont on ne sait que faire. Il n’est pas question de laisser souffrir inutilement un animal, et je ferai tout ce qui est possible pour la soulager, quelque soit le coût (depuis le 30 juillet, j’ai dépensé 103 + 60 + 226 + 179 + 100 + 250 = 918€ de soins véto) : j’ai adopté ce chat, j’en ai pris la responsabilité, je ne peux me défausser sur personne. Je ne fais pas ça « pour » Lady, mais bien pour moi, pour mon honneur d’humaine, pour pouvoir continuer à me regarder dans le miroir sans avoir honte. C’est mon humanité qui se joue là, ma capacité à assumer mes devoirs, et non un quelconque droit (de l’/des) animal que je devrais respecter. Il s’agit bien de se respecter soi-même dans son humanité. Mais je ne ferai pas piquer un animal vif, qui cherche à manger, à boire, ronronne, est encore venue dans mon lit cette nuit.
Donc je n’ai aucun doute sur ce que j’ai à faire, dans les grandes lignes : faire de mon mieux pour l’accompagner dans ces derniers jours. Le « comment » est beaucoup moins simple. Est-ce qu’elle souffre ? On dit qu’un chat souffrant se met en boule dans un coin, se planque. Là, non, pas encore. Mais à quel point est-on sûr de comprendre les animaux ? Après des millénaires à s’auto-convaincre qu’on est supérieur à tous les autres animaux, à leur nier toute capacité de penser, de parler, de compter et de capacité d’abstraction, comment faire confiance aux connaissances établies par les humains ? (Plus on cherche, plus on découvre que les animaux ne sont pas si dénué de toutes ces qualités qu’on voulait spécifiquement humaines)
Dois-je la gaver si elle ne mange plus ? Je ne veux pas. Mais si elle continue à avoir faim et ne réussit pas à s’alimenter, c’est difficile de résister. J’espère qu’elle sera peu à peu affaiblie et ne cherchera plus à manger.
Que faire si elle souffre ? Je lui donne quelque chose contre les nausées, et quelque chose pour diminuer la tension artérielle qui pourrait donner des migraines qui pourraient expliquer qu’elle miaulait beaucoup ces derniers temps (mais un véto m’avait dit « Ce n’est rien, c’est la sénilité, elle perd la tête », et c’est vrai que ça passait dès que je lui parlais ou la prenais dans les bras…).
Dois-je continuer à lui donner des croquettes d’insuffisant rénal alors qu’elle n’en guérira pas ? Je préfère lui proposer tout ce qui lui fait plaisir, le thon, la mousse sheba gold à prix d’or. La complication vient du fait que j’ai un autre chat, en bonne santé, grosse et gourmande, donc je ne peux pas laisser à disposition de Lady de bons aliments : « l’autre chat » ((comme je les appelle souvent à tour de rôle, et ça faisait rire ma jeune coloc’ anglaise Sophie)) mangerait tout ! Donc je dois sortir à manger pour Lady, lui présenter, retenter 1 mètre plus loin quand elle s’est éloignée, dégoutée, puis ranger le reste pour le conserver sans sécher, pas au frigo, sinon elle n’aime pas. Galère.
Dois-je à nouveau l’hospitaliser pour qu’on la perfuse et dilue les toxines dans le sang ? L’effet sera de moins en moins spectaculaire, et durera de moins en moins longtemps, a dit la véto. Et la dernière fois, au bout de 3 jours, elle en a eu marre, « elle voulait rentrer ». Donc, a priori, non, la prochaine fois qu’on voit la véto, c’est la fin, à moins qu’on ne voit pas la véto du tout parce qu’elle meurt ici, chez elle. Des amis en banlieue mais partis en vacances ont prévenu les voisins, ils ont la clé, on va enterrer Lady dans leur jardin. Je ne suis pas encore assez moderne pour m’habituer à l’idée de l’incinération et encore moins à payer pour ça.
Lady a des taux d’urée et de créatinine hallucinants, la véto dit que ça aurait depuis longtemps tué d’autres chats, ou que ça leur aurait oté toute envie de manger, toute force. Mais non, Lady est vive, elle monte sur la table, elle monte (difficilement…) sur le lavabo de la salle de bain pour boire de l’eau. Et comme a dit le véto, et ça m’a paru très intelligent (je n’y avais jamais pensé) : les marqueurs biologiques ne sont que des indicateurs, seul compte et nous intéresse la clinique. Et là, on ne peut rien pronostiquer, à part que Lady est en train de partir, mais elle le fera à son rythme, et ça, c’est la nature face à laquelle l’humain doit apprendre à être modeste, après des siècles d’illusion de maitrise !
Le Petit Prince, extrait pour les adultes qui auraient oublié qu’ils ont d’abord été des enfants. Il ne faudrait jamais oublier Le Petit Prince…
– Qu’est-ce que signifie « apprivoiser »?
– C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ca signifie créer des liens…Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits gerçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…
Pour lire la totalité de la scène du Renard…
(Article initialement publié à 16h17, dans la foulée de son écriture, conception la nuit précédente, Lady dans mon lit, câline, ronronnante ; à 16h, Lady dormait, elle s’est réveillée peu après. Depuis, c’est un peu la cata…La suite en commentaires)